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Naissance (de l'image) d'une nation

Si Eau argentée arrive à être aussi grand c’est que, malgré les images d’une absolue terreur et d’une suprême violence que le film relaye depuis « mille et un » martyrs syriens (« témoin » en grec ancien), il tient le cap dicté par une boussole à l’éthique cristalline, tout en essuyant de front les questions fondamentales qu’impose la guerre. Jusqu’à remettre en cause la pensée et l’art eux-mêmes. « Quel est le sens des mots ? » demande Simav, institutrice et poétesse. Celui qu’elle appelle havalo (« mon ami » en kurde) alors qu’il lui est étranger, Ossama, lui répond « «Écris, écris. » et la renvoie à son propre questionnement : « Qu’est-ce que le cinéma ? ».

En effet, les auteurs sidèrent finalement par leur absolue croyance dans le cinéma et le courage à la fois psychologique et physique qui l’accompagne. Mais si Simav, après avoir abandonné ses recherches d’un caméraman afin de filmer le siège de Homs, décide de filmer elle-même faisant fi de sa propre sécurité, ce n’est pas parce qu’il ne reste plus que ça à faire mais, au delà de l’acte de résistance passible de mort, parce qu’à l’instar du jeune Omar qu’elle filme et qui, au milieu des ruines et des cadavres, au milieu des champs de tir des snipers embusqués, s’émerveille des rares fleurs qui restent à cueillir, elle est à la recherche de ce qui pourrait sauver l’honneur des Syriens, morts ou vifs : « plutôt la mort que l’humiliation ! » s’écrient des victimes dans une vidéo recueillie par le réalisateur sur internet.

De même Ossama Mohammed ne juge jamais les images trouvées, qu’il tisse en tentant de faire tenir ensemble ce qu’il appelle le « cinéma des tueurs », le « cinéma des victimes », le « cinéma poétique ». Chaque image, pourtant chargée de barbarie et où chaque corps devient une surface sur le point de se diluer sur la trame de la basse définition numérique, chaque image donc, devient dans le montage du réalisateur une leçon de cinéma. Ainsi il démontre comment, dans le « cinéma des tueurs », c’est-à-dire dans les vidéos mises en scène par les soldats et dans lesquelles ceux-ci font subir des sévices aux dissidents, les violents se condamnent eux-mêmes par l’illégitimité de leur discours et par la lâcheté du dispositif (les soldats sont toujours absents du champ). Inversement, le réalisateur traque le sens qui rendra leur humanité aux victimes anonymes et nues comme lorsqu’il se demande ce que l’une d’elles, un jeune homme qu’on oblige à embrasser les bottes d’un soldat, peut ressentir à ce moment et fait le lien entre embrasser une botte et embrasser la personne qu'on aime.

Il faut saluer aussi l’absence totale de complaisance ou de bien-pensance dont font preuve les auteurs de cette oeuvre où ils ne cessent de s’interroger d’un côté, pour l’exilé à Paris, sur sa lâcheté et de l’autre, pour celle qui est en péril constant à Homs, sur son héroïsme. Comme lorsqu’elle avoue après avoir échappé une nouvelle fois à sa propre mort, la « grande terreur » et à la fois la « grande volupté » qui l’habitent alors.  

Il serait impossible ici d’épuiser les richesses et vertus de ce film dont le seul évènement comparable dans l’histoire des images qui nous vient à l’esprit, fiction et documentaire confondus, serait Rome, ville ouverte, de Roberto Rossellini (1945) : Eau argentée. Syrie autoportrait, qui n’a fait l’objet que d’une séance spéciale au dernier festival de Cannes, transcende le témoignage en essai anthropologique aux images hallucinées et dont le sens est difficile à appréhender pour des citoyens occidentaux d’un pays riche et en paix. On y apprend notamment comment les humains récupèrent à l’aide de fil de fer ou de lance de pompier les corps harnachés de leurs proches afin de les mettre à l’abri du champ de bataille. Il se pourrait aussi qu’il s’agisse du grand film sur Internet : le web est la condition même de ce film sans quoi il aurait été impossible et qui structure son rythme poétique en superposant les notifications sonores des échanges Facebook entre Simav et Mohammed aux explosions.

Mais si on voulait définir l’acte qui découle d’un tel film, Eau argentée serait, sur un mode salutaire, une déclaration d’amour fou au peuple syrien.

 

Pierre Philippe
mercredi 17 septembre 2014

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